Château dans le ciel

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AVANT-PROPOS

"Je demande à tout lecteur (...) d'être indulgent envers moi, qui, comme un petit oiseau babillard ou un arbitre impuissant, ose, après tant d'autres, relater ces événements si importants.

Je m'incline devant celui qui aurait plus de connaissances que moi dans ce domaine."

NENNIUS, Histoire des Bretons, début du IXe siècle

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samedi 19 novembre 2011

Les marques de tâcherons : témoignages du chantier médiéval

Gros retard (encore) ! Pour me faire pardonner, dans la foulée de ce mois de décembre, je posterais un nouvel article (il est déjà prêt donc ça ne devrait pas prendre autant de temps que le précédent) !

En attendant, voici un sujet consacré à une thématique qui m'a passionné durant mes recherches universitaires de second degré, l'archéologie du bâti abordée sous l'angle des marques de tâcherons

De façon à situer les lieux et éléments défensifs cités tout au long de l'article, je ne puis que conseiller de reprendre les plans présents au sein des annexes des "Fortifications de la Ville close d'Hennebont", ayant fait l'objet d'un article et dont la lecture est possible sur ce site.

Bonne lecture !



Au cours des travaux universitaires de Master 1, la chronologie des différentes phases de construction des 900 mètres d'élévations de la Ville-close d'Hennebont posa un réel problème. En l'espace de 700 ans, cette dernière a connu nombre de remaniements ayant pour cause, la guerre, des restructurations stratégiques ou des exigences esthétiques et pratiques de la part de la communauté de ville.

Or, si les phases de destruction apparaissent relativement clairement au fur et à mesure des siècles, du point de vue des sources, celles de la construction première et des réparations successives demeurent tronquées ou ont tout bonnement disparues.
Ainsi, s'ils ont jamais existé, il ne subsiste aucun compte de miseurs consignant les sommes dépensées pour la construction ou la réparation des murs de la Ville close (au contraire de Rennes par exemple). De plus, les chartes ducales ne mentionnent souvent que de manière imprécise, la nature et l'étendue des travaux menés à Hennebont, notamment de la fin du XIVe siècle au dernier quart du XVe siècle.

Il convenait donc de trouver d'autres moyens afin de tenter d'en percer les subtilités. Une partie importante des travaux de recherches a donc (bien modestement) porté sur la thématique de l'archéologie du bâti et du chantier.

Tout au long du XIVe siècle, Hennebont aura connu 3 longs et difficiles sièges. A divers occasions, des armes de sièges (trébuchet/mangonneau en 1341) puis de l'artillerie (1373) mettront a mal les murs de cette forteresse "forte et bien breteskie" (selon les termes de Jean Froissart). Les textes ducaux font mention en 1386, 1412, 1453 et 1466, de fonds mis à disposition "pour cause de la réparation de la ville de Hennebont".
Pour percevoir ces remaniements, l'archéologie du bâti est d'une aide précieuse. À ce sujet, les travaux des Fanny Tournier sont particulièrement édifiants.


De Médiévannetais


Afin d’approfondir d'avantage la connaissance des phases d'élévation successives de la Ville close, il a semblé intéressant de se pencher sur un sujet peu abordé pour le cas d'Hennebont (mais de plus en plus évoqué dans le cadre de l'étude archéologique du bâti) : les marques de tâcherons. Une marque de tâcheron est un glyphe appliquée dans une pierre taillée par une équipe d'artisans spécialisés (payés à la tâche, d'où le terme de "tâcheron"). Reconnaissant les marques de chaque équipe, le commanditaire des travaux payait les ouvriers en fonction du travail accompli.
On observe des marques de tâcherons sur de nombreux sites médiévaux européens (militaires ou religieux). Les enceintes de Coucy,  d'Aigues-Mortes ou encore, (en Bretagne) de Tonquedec, en sont de parfaits exemples. Existe t'il de telles marques à Hennebont ?

La réponse est oui ! Au total, il a été possible d'identifier un ensemble de 40 marques différentes pour un total de quelques 150 glyphes réparties sur les 900 mètres du parement extérieur de la Ville close. A fortiori, il est fort probable que le corpus vienne à prendre encore de l'importance à mesure que seront menées de futures prospections (avis aux étudiants volontaires).

De Médiévannetais


À partir de ce référençage, quelles observations pouvons-nous faire ?

D'une part, ce qui frappe, c'est le grand nombre de marques de différents types. cela témoigne sans doute d'un grand effort apporté à la reconstruction de la ville : plusieurs équipes de tâcherons, d'importants moyens techniques (le grand appareil de granit qui caractérise Hennebont, ne peut pas humainement être soulevé par la force des bras sur une hauteur de 8 mètres) ; de 1386 à 1466 presque un siècle d'effort pour rebâtir une citadelle à la pointe de la technologie de son époque.

D'autre part, on note plusieurs séries de marques se succédant les unes aux autres : apparaissant, disparaissant pour réapparaître plusieurs dizaines de mètres plus loin.
On remarque ainsi que la marque 10 (formant un I), qui apparaît sur le front sud-ouest et sud, est absente du front sud-est, puis réapparaît sur le front nord-est.
Le front sud voit quand à lui, apparaître la marque 31 (sur sept pierres). Sur le front sud-est, sa présence atteint son paroxysme (58 occurrences). Sur le front nord est, une seule est à signaler avant que le cœur ne disparaisse totalement.


De Médiévannetais


Attardons-nous sur cette particularité : la marque 31 parait se substituer aux autres. De plus, son omniprésence est la preuve d'une plus grande uniformité de construction de cette partie de mur.

Nous savons par les sources, que le front sud-est a toujours été l'angle d'attaque privilégié en cas de siège : il donne sur une zone plane (au contraire du front nord-est et nord-ouest), est accessible par la route (tandis que les zones sud et sud-ouest ouvrent sur le marécage de l'actuelle poterie ainsi que sur le Blavet). Lors des guerres de Ligue, le journal de Jérôme D'Arradon, commandant de la place, fait mention de l'effondrement d'une bonne partie du bas de la tour Saint-Nicolas, alors qu'il est assiégé par les armées du roi. Véritable catastrophe pour les défenseurs, elle fait justement suite à d'intenses bombardements sur la portion de mur qui nous intéresse. Cette situation est certainement symptomatique de ce qu'ont pues être les guerres médiévales et de leurs conséquences sur les remparts.
Renforcer le programme de défense de la ville devient donc un enjeu stratégique incontournable. La tour Saint-Nicolas elle-même, est un témoignage du souci apporté à ce front : développée au milieu du XVe siècle, la tour de bombarde est un ouvrage défensif renforcée car adaptée aux nouvelles armes à feu utilisées pour le siège. Elle est aussi munie d'une terrasse sur laquelle il est possible d'installer de l'artillerie.
Résumons-nous : un axe privilégié d'attaque (le front sud-est), sujet à des dégâts très importants (encore perceptible au travers des deux sièges du XVIe siècle), un aveu de correction de cette vulnérabilité par la construction de la tour la plus massive de la Ville-close. La présence de la marque 31 pourrait donc, elle aussi, être liée à une tentative de réparation liée à une carence défensive (peut être même en rapport avec l'élévation de la tour de bombarde toute proche). les actes ducaux ordonnant réparations en 1453 et 1466, correspondent à cette période et attestent d'un effort répété de Pierre II puis de François II, afin de remettre en état cette forteresse importante.

Au contraire de celles du front sud-est, les marques de tâcherons du front sud sont plus diverses. Du point de vue de leurs dispositions, elle trahissent peut-être également de grands remaniements architecturaux : voici l'exemple des élévations de la courtine sud joignant le contrefort sud-ouest à l'ancienne artère commerçante, dite rue des Lombards.


Cette portion de mur jouxtait l'une des deux portes fortifiées de la ville : la "Porte D'enbas", détruite au XVIIe siècle, elle apparaît au travers des textes et des plans anciens, comme un ouvrage défensif pentagonal caractéristique de la seconde moitié du XVe siècle. Or, bien avant cette époque, la Ville close aura été dotée d'une porte fortifiée à cette endroit : la rue des Lombards conduit au port et au pont, artères commerciales et tactiques cruciales. Les guerres du XIVe siècle ne l'ont sans doute pas épargnée. Elle fut certainement concernée par les réparations mentionnées par les textes du siècle suivant.


Du point de vue de l'étude des marques de tâcherons, certaines anomalies permettraient-elles de répondre en partie à la question du remaniement de cette partie des fortifications ?


En observant leurs dispositions, on dénote la présence de deux parties au sein de ce mur : les marques, 10, 23, 29, 28, 24, 18, 25, 14, 15 et 26 sont toutes présentes sur sa partie occidentale. Les marques 20, 16, 3, 27 et 30 occupent quant à elle la partie orientale. Il semble que nous ayons à faire à deux temps et/ou deux étapes de constructions différentes.

Comment comprendre ce partage ?
Une hypothèse peut permettre de l'expliquer : à la fin du XIVe siècle, une portion de mur est élevée/relevée pour (re)former la courtine sud de la Ville close, à laquelle appartiendraient les marques occidentales. Une tour à l'angle sud-ouest est édifiée dans le même temps.
Au cours du XVe siècle, le pouvoir ducal souhaite un perfectionnement de la protection du passage du pont et du port (cette question animera encore longtemps les débats de la communauté de ville durant les siècles à venir). On construit alors le pentagone connu par la suite sous le nom de "Porte D'enbas" (massif gris situé à l'est sur le plan ci-dessus). Celle-ci utilise désormais de l'artillerie. Très puissante, elle rend inutile le maintien de la première tour d'angle et la menace de surcroît, en raison du positionnement de certains canons sur sa partie occidentale.
On détruit donc cette dernière pour la remplacer par un massif contreforté sans rôle défensif (massif gris situé à l'ouest sur le plan). Connue aujourd'hui sous le nom, de tour Mauduit, elle disparaît des textes, plans et mémoires jusqu'à sa redécouverte en 1998 par Fanny Tournier. L'intégration de la nouvelle porte à la portion sud se dénoterait par les marques de la partie orientale.
Cette hypothèse s'appuie sur des réalités textuelles (remaniements avérées au XIVe et XVe siècle) et physiques (des anomalies nettes sont clairement perceptibles dans l'agencement des pierres, au travers de leurs marques de tâcheron)

Conclusion :

Cette modeste approche de la question des marques de tâcherons ne saurait être une fin en soit :

En effet, la connaissance des phases de construction de la Ville close d'Hennebont ne peut être totalement parfaite par l'étude des glyphes qui en parsèment le pourtour. Elle conserve néanmoins l’intérêt de fournir une nouvelle preuve de l'hétérogénéité de ses phases de constructions médiévales (dues aux bouleversements des XIVe et XVe siècles). Couplée à l'étude du bâti existant, elle permet malgré tout de distinguer différents temps dans son élévation.

Enfin, ce corpus, si modeste qu'il soit, est à la disponibilité de tout autre travail de recherche traitant d'une autre enceinte (castrale ou urbaine) médiévale, sous cet angle. Pourquoi ne pas imaginer la comparaison des marques de différents sites ? Il s'agirait, par exemple, de percevoir certaines simultanéités chronologiques (présences de marques identiques, donc d'équipes de tâcherons oeuvrant à la même époque et pour le même commanditaire ?).

Merci de votre patience (en raison de la longueur de l'article et de la latence entre son annonce et sa mise en ligne).

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